Publié par CEMO Centre - Paris
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Roland Jacquard
Roland Jacquard

Le monde du Renseignement face aux nouveaux défis de la lutte antiterroriste

vendredi 02/novembre/2018 - 03:38
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La lutte antiterroriste est une guerre d'un genre très particulier. Une batai lle asyn1étrique au sein de laquelle des services de renseignement 1nènent un con1bat sans répit contre un ennen1i tout aussi radical qu'invisible. i\utant dire que, contrairen1ent aux règl es qui détenninent les rapports de forces dans les guerres de type classique, face à cet adversaire sans visage qu'est le terroris1ne, la pui ssance de frappe et la suprématie militaire ne constituent pas les éléments les plus détenninants.
De ce fait, le contre-terrorisme est avant tout une guerre de Renseignement. Celle-ci est, par définition, un co1nbat de tout instant nécessitant de périlleuses et perpétuelles opérations clandestines d'investigation, de survei llance, de filature, d 'infiltration ou  de sabotage.
C'est donc une guerre de 1'mnbre où la discrétion et le secret sont de mise. Raison pour laquelle elle s'inscrit à l'extrême opposé des gesticulations spectacul aires et des dispositifs sécuritaires ostentatoires, qui visent à rassurer les opinions publiques ou à soigner les côtes de popularité des gouvernants.
Et contrairen1ent aux affronte1nents n1ilitaires ou aux opérations polici ères classiques, le lutte antiterroriste, du fait de son caractère asyn1étrique et secret, ne peut se contenter de la traque et du dén1antèlen1ent des organisati ons ciblées. Elle implique aussi et surtout d 'écouter et de surveiller, en pem1anence, une multit ude de réseaux clandestins, donnants ou actifs, afin de recueillir le Rensei gnement
 
nécessaire pour infiltrer et ren1onter leurs différentes filières et ramifications. Et s'infonner, ainsi, de ce qui se trame dans le secret des groupes terroristes, pour pouvoir anticiper l'heure tàtidique de leur passage à l'acte et faire échouer leurs projets subversifs.
Ainsi, cette guerre du Renseignernent antiterroriste n'a pas  pour but principal de détnüre ou de faire éclater les organisations terroristes de l 'intérieur, com1ne dans les romans d'espionnage à la Jmnes Bond. Ni de les attaquer de façon frontale, comn1e on le ferait lors d'offensives
militaires contre des armées réguli ères.
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Il s'agit, avant tout, d'établir -et de n1ette à jour continuellement- un enscn1ble de marqueurs et d'indices permettant de déceler les inenaces et d'anticiper les projets terrori stes avant le passage à l 'acte. Car, chaque attentat perpétré est un constat d'échec pour le Renseignen1ent antiterroriste.
Un échec dont il faut aussitôt tirer les enseignements, pour remonter la pente sisyphéenne, en 1nettant en place des marqueurs différents visant à déceler et anticiper les nouveaux visages et les nouvelles formes que revêtira la 1nenace terroriste à venir.
Il s'agit-là d 'un perpétuel -et quelques fois 1nacabre- jeu du chat et de la souris qui s'opère entre groupes terroristes et services de Renseignement. Et jan 1ais, depuis l 'éclosion des phénomènes terroristes rnodemes, au début du XTXè111e siècle, ce bras de fer n 'a connu autant de péripéties, de 111utations et de reverse1nents de situation, que depuis 1'én1ergence du terroris1ne de type djihadiste, au début des années 1990.
Et c'est une lutte acharnée qui se joue, depuis un quart de siècle, entre les services de Renseignen1ent, qui œuvrent à déceler et anticiper les nouvelles forn1es que la rnenace terroriste revêtira après chaque n1utation, et les réseaux djihadistes, qui redoublent d'ingéniosité n1aléfique, pour parer aux dispositifs antiterroristes, régulière 1nent n1is à jour, pour entraver leurs actions.
Cette guerre larvée a connu une retentissante accélération depuis les attaques du 11 septernbre 2001. Mais, c'est avec l'émergence du néo­ djihadisn1e daechien, à partir de l 'été 2014, qu'elle a atteint son apogée. Ceci s'applique à tout le inonde occidental, mais c 'est en France, pays
 
occidental le plus ciblé par les attaques djihadistes depuis 2015, qui a été le théâtre de ses illustrations les plus tragiques.
En n1oins de quatre années, la France a subit 11 attentats terroristes, ayant fait 245 1norts, auxquels s'ajoutent 17 tentatives d'attentats échouées et une cinquantaine de projets d'attaques déjoués par les services  antiterroristes.
Or, la menace exogène qui a été à l'origine des attentats de Charlie­ Hehdo, en janvier 2015, et des attaques de Paris et de Saint Deni s, en noven1bre 2015, a vite cédé la place à un type inédit de « terroris1ne endogène » où la 111enace ne vient plus de l'étranger, n1ais émane d'un
« ennemi intérieur ».
Ainsi, de l'attaque au camion-bélier de la promenade des  anglais,  à Nice, le 14juillet 2016, aux attaques de Carcassonne et de Trèbes, le 23 inars 2018, les services de Renseignen1ent ont constaté que les actes terroristes  ne  sont plus  rœuvre  de  corn1nandos djihadistes  lancés  à
l'assaut de la France, depuis les fiefs daechiens dans les zones djihadistes irako-syriennes. Ils sont le fruit e1npoisonné de « vocations djihadistes » d'apparence spontanée, suscitées à distance, par les recruteurs  daechiens,  chez  des  « sujets »  français  le  plus  souvent m otivés par des pulsions violentes de type nihiliste, plus que par un réel désir de « guerre sainte » djihadiste.
A cette problérnati que inédjte, qui n'a jan 1ais été observée auparavant dans aucune 1nouvance  terroriste,  qu'elle  soit  d'inspiration idéologique, territoriale, religieuse ou sectaire, s'ajoute un autre fait nouveau : un e proxin1ité grandissante entre ce néo-djihadisn 1e, à l'én1anation endogène et aux niodus operandis rud in1entaires, et les milieu x de la délinquance de droit con11nun, qui servent d'incubateurs aux projets terroristes. Il s les dispensent,  ainsi, d 'avoir recours à des réseaux exten1es de soutien logistique  susceptibles  d'être repérés par les services antiterroristes.
Paradoxalen1ent, en dépit de l'aspect rudünentaire du néo-djih adi sme daechien et du caractère an1ateuri ste de ses action s et de ceux qui les exécutent, le schén1a singulier de son modus operandi -né de la con1binaison, déconcertante pour les services antiterroristes, du caractère endogène des « voca tions djihadistes » qu 'il suscite et de l'opp01i11nisn1e  qui  consiste  à  s'appuyer  sur  d 'indécelabl es  soutiens
 
logistiques dans milieux de la délinquance classique dont est issue la majorité de ses exécutants- lui procurent une force de cloisonnement inégalée.
Ceci a rendu quasiment in1possible la mission des services antiterroristes chargés d'anticiper les menaces et de faire échec aux projets terroristes avant le passage à l'acte. Ainsi, les n1édias et l'opinion publique ont été abasourdis  d'apprendre,  attentat  après attentat, que les néo-djihadistes, qui en sont les auteurs, étaient repérés et  connus  par  les  services  antitenoristes,  figuraient  sur  les  fameux
« fichier  S », sans que cela ne permette  de les empêcher de passer  à
l'acte  !
Ce constat d'échec a donné naissance à une campagne 1nédiatique très critique vis à vis des services antîterToristes, allant jusqu'à ren1ettre en cause l'utilité et la pertinence n1ên1e du rôle des services de Renseignen1ent dans la lutte contre le terrorisme. Ces critiques ne tardèrent pas a donner naissance à une dérive inquiétante consistant à vouloir inilitariser la lutte antiterroriste !
Les partisans de ces thèses n1ilitaristes soutiennent que le terrorisme endogène des néo-djihadistes  se revendiquant de Daech est l 'oeuvre de
« loups solitaires », qui s'auto-radi calisent et agissent seuls. De ce fait, ils sont, donc, impossible à appréhen der avant leur passage à 1'acte, con1bien 111ên1e ils seraient fichés par les services de R enseignemen t.
Ce genre de doctrines nülitaristes véhiculent des contre-vérités de nature à engendrer des manquen1ents et des ratages aux conséquences fatales, en matière de lutte antiterroriste. En effet, la prétendue auto­ radicalisation des « loups solitaires >'> contribue à faire apparaître le néo­ terroris1ne daechien con11ne une fatalité in1possible à contrecarrer : les services antiterroristes ne peuvent pas déceler ou anticiper l 'action d'un
« loup solitaire », puisque son bascule 111ent dans l'horreur s'opère dans la sphère personnelle la plus intüne.
En con1me le Renseignement ne parviendra jamais s'ünmiscer dans la tête d'un auto-radi calisé, avant qu'il ne passe à l 'acte, les tenants de 1'auto-radicalisation    préconisent     la    nülitarisation    de    la    lutte
 
antiterroriste, comme étant la seule alternative pour faire face au phénomène néo-djihadiste !
Or, on ne peut raisonnable considérer ou faire croire que pour contrecaITer des formes de n1enaces, tout aussi inédites que sanguinaires, il suffirait de prolonger ad vitam aeternam des mesures d'exception, comme l 'Etat d'urgence ; de créer, après chaque épisode tragique, de nouveaux niveaux d'alerte ; de déployer, dès qu 'une menace se profile ou se fait ressentir, de plus en plus de n1ilitaires affectés à des tâches sécuritaires pour lesquelles ils ne sont ni formés ni adaptés.
Le contre-terrorisn1e ne peut être considéré ou envisagé con1me une
« guerre » au sens littéral et n1ilitaire du rnot, au risque de se retrouver face des situations ubuesques semblables à celles auxquell es avait abouti  la  « guerre  n1ondiale  contre  le  terrorisn1e »  décrétée  par l 'Adn1inistration Bush, au lendemain des attaques du 1] septembre 2001.
Le Président an1éricain ne s'est-il pas félicité de la chute du Régime taliban en Afghani stan, con11ne étant le signe de la fin du règne d'al­ Qaida ? N 'a-t-il pas déclaré, au 1ende1nain de la chute de Saddan1 Hussein, que la n1ission de libération et de démocratisation en Irak était accomplie ? On sait, aujourd'hui, que ces deux événc1nents , pron1etteurs de lcnden1ains radi eux, ont été le point de départ des situations chaotiques qui ont engendré une nouvelle vague terrori ste d'une ampleur n1ondiale.
Il est évident que le modus operandi adopté par le néo-djihadisn1e daechien pose aux services de Renseignement de nouveaux défis et les met fàce à des problén1atiques inédites. Mais, plus que jamais, au mmnent où ce néo-djihadis 1ne s'installe dans la vie quotidienne des sociétés occidentales, le Renseigne111ent doit demeurer la pierre angulaire de ]a lutte antiterroriste.
La  preuve  en  est  que,  trois  ans  après  1es tragiques  attaque  du    13 novembre 201 5, malgré la co1nplexité des problé1natiques générées par le caractère endogène de la menace à laquell e ils font face, les services

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de Renseignement français ont relevé le défi de se refom1er en profondeur, pour se donner les inoyens hun1ains, organisationnels et technologiques de faire face à la n1enace.
Nul ne conteste aujourd'hui que si 42  actions terroristes  d'envergure ont été déjouées en France, depuis le début de 2016, c'est grâce à cet effort qui permis une refonte globale de l'approche et du travail des services de Renseignement en n1atière de contre-te1Torisn1e.
Pour cela, il fallait se donner les nloyen s humains, tout d 'abord, avec un renforce1nent considérable des effectifs des services concernés. Ainsi, les effectifs de la Direction générale de la sécurité intérieu re (DGSI), qui est le chef de file du nouvea u dispositif antiterroriste français, a aug1nenté de 18,25 o/o en quatre ans, pour atteindre 4038 agents. Ceux du Service central du Renseignen1ent territorial (SCRT) ont été renforcés de 24,34 ''l ).
Ainsi, le SCRT, créé en 2014, pour cornbler le vide laissé par la suppression des Renscigne1nents Généraux (RG), c01npte aujourd'hui 2600 agents. Dédi é à l'évalua6on et à l'analyse des informations relatives à la sécurité publique, il a permis d'avoir, à nouveau , c01n1ne du te1nps des RG, un « n1aillage » de tout le territoire national , à l'exception de la région parisienne qui relève de la préfecture de police de Paris. Et ce grâce à ses 97 services départementaux qui chapeautent 158 antennes à travers le pays (87 antennes territoriales, 63 locales et 8 aéroportua ires).
De ce fait, le SCRT est devenu 1'un des pivots du nouveau dispositif antiterrori ste, notainn1ent en inatière de surveillance et de suivi des individus fichés pour terrori s1ne. En effet, si le traiten1ent du « haut spectre >> de ce fichier, qui co1npte les 4000 fichés les plus dangereux, incon1be à la DGSI, le SCRT se charge du traitement de 5500 dossiers de fichés sur un total de 19.744 personnes inscrites à ce fichier, qui porte désormais le n01n de « Fichier des signalements de prévention de l a radicalisation à caractère terroriste » (FSPRT).
La création du fichier FSPRT, et sa mise sous tutelle de l 'Unité de coordin ation de la lutte antiterroriste (UCLAT), a été un toun1ant déci sif
 
dans la stratégie de réf01me du Renseignement antiterrori ste. Auparavant les individus soupçonnés d'appartenance teIToriste étaient inscrits au « fichier S » (fichier des personnes posant une n1enace pour la sécurité publique), qui n 'était qu'un sous-chapitre d'un fichier global appelé « Fichier des personnes recherchées » (FPR). Celui-ci comportait cinq autres  sous-chapi tres : le fichier TE (personnes de nationalité étrangère interdites  d'entrée sur le territoire français), le fichier M (mineurs fugueurs), le fichier V (les évadés de prison), le fichier T (personnes débitri ces envers le trésor public), le fichier PJ (personnes recherchées par la police judiciaire).
Sur  les  19.744 personnes  inscrite  au  fichier  FSPRT,  entre  10.900  à 1 1.000 fiches dites « actives » (le restant des fiches sont soit en veille ou en cours d'évaluation) sont affectés en pennanence à l'un service de Renseigne1nent. Et font, donc, l'objet d'une surveillance continuelle. 11 s'agit-là d'un effort de titan, sans nulle co1nparaison  avec  la situation qui prévalait trois années auparavant.
Autre évolution de tai lle, dans la refonte de la comn1unauté française du Renseigne 1nent, la création en février 2017 du Bureau central du Renseigne1nent péniten tiaire (BCRP). Le renforce1nent de ce service dédié à la lutte contre la radicalisation en milieux carcéral (notamment à travers une nouvelle dotation de 108 postes) figure pan11i les 32 n1esures phares du « Plan d 'action contre le terrorisme » (PA.CT), dévoilé par le gouvernement français, le 13 juillet 2018.
Longtemps, l'accent a été inis sur le danger que pouvait constituer le retour des combattants français ayant rejoint Daech. Or, ce phénon1ène des « revenants » s'avère très n1arginal : sur 718 Francais présents dans les zones djihadistes irako-syriennes, seul 253 sont revenus depuis la chute du Califat daech ien. Et parmi ceux-ci, 207 sont revenus via 1e
« protocole Cazeneuve », signé avec les autorités turques en septe1nbre 20 ] 4. Il s'agit, donc, en majorité, de retour volontaires de personnes prenant l'initiative de se rendre pour se soumettre à la justice française.
Raison pour laquelle le PACT considère que la menace endogène (provenant d'individus radicalisés non projetés  de l'étranger) restera
 
prédon1inante. Et au cœur de cette menace endogène, se trouve la bombe à retarde1nent des « sortants », c'est  à  dire  des  détenus radi calisés libérés de prison.
En effet, il existe dans les prisons françaises 513 détenus condmnnés pour des faits de terrorisme djihadiste. Ce qui ne représente qu 'une infin1e minorité pam1i les quelques 70.000 détenus en France. Or, au contact des ces 512 prisonniers djihadistes, pas moins de 1145 détenus de droit com1nun se sont radicalisés en prison.

Par ailleurs, l'écrasante majorité de ces détenus djihadistes, condamnés avant 2016, l'ont été pour de courtes peines. Car, la France n'a
« crin1inalisé » les faits de radicalisation qu'après les attentats de nove1nbre 2015. Ainsi, 48 d'entre eux seront libérables d'ici la fin 201 9 et 143 autres sortiront successiven1ent de prison, d 'ici à 2022. Et ceci s'accompagnera
de 402 détenus de droit con1mun radicalisés en prison libérables avant la fin 2019.

Pour parer au risque majeur que constituent ces « s01iants », une unité pennanente de suivi des prisonniers radicalisés après leur liberation vient
d 'être créée au sein de l'U CLAT. Elle servira d'interface entre les services qui gèrent les fichés FSPRT (DGSI, SCRT, préfecture de poli ce de Paris) et le tout nouveau bureau du Renseignement pénitentiaire.
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